Parabole des talents

Parabole des talents

Parabole des Talents Matthieu 25 : 14-30

Le prédicateur de dimanche dernier nous a menés dans une réflexion sur la parabole des ouvriers de la onzième heure. Il commençait en vous disant combien cette expression était connue, même de gens éloignés de la Bible. Et, si j’ai bien entendu, il a continué en nous précisant que ce passage n’avait pas la prétention d’être un traité de justice sociale…

Dans le cadre de nos lectures de la fin de l’Evangile de Matthieu, à mon tour ce matin de tâcher de commenter la dernière parabole de cet Evangile : c’est une parabole bien connue, dont le titre est devenu lui aussi un nom commun. Cependant, je voudrais aujourd’hui essayer de sortir un peu de l’interprétation traditionnelle de ce texte qui peut faire de Dieu un maître particulièrement dur et injuste.

Je reprendrai pour ce faire les inter-titres de Marie Balmary, exégète et psychanalyste, qui dans « Abel ou la traversée de l’Eden » fait de nombreux aller-retours entre la Genèse et la parabole du « maître et des trois serviteurs « qu’elle titre opportunément « un accès à la joie » :

  • Le maître souverain et ses dons inégaux

Donnons tout d’abord une idée de l’ordre de cet énorme don : le salaire journalier d’un ouvrier ou d’un soldat était de un denier (ou une drachme). Un talent valait six mille deniers et représentait donc dix-sept années d’un tel salaire….Luc (Luc 19:11-27) parle lui d’une pièce d’or, mais sa version est un peu éloignée de celle de Matthieu.

Le texte grec insiste sur « combien cet homme a ce qu’il a » avec ses propres esclaves et ses biens (ce sur quoi il a commande). Et, encore d’après le grec (verbe paradidein dérivé de didein = donner), il transmet ses biens aux serviteurs, c’est une remise sans reprise, une transmission des pleins pouvoirs sur ses biens. Il transmet la capacité de s’approprier ce qu’on possède, le mettre à son nom, en être le souverain.

Le verbe donner est ensuite directement utilisé. Le mot « propre » revient, et cette force propre ne peut être que la capacité à recevoir. Faut-il donc une force particulière pour recevoir un don ? Pensons à tous ces héritiers de grandes fortunes, ces êtres qui ont reçu en partage une intelligence ou une beauté exceptionnelle et qui n’ont su transformer cette chance en bonheur. Pensons à ces gagnants du gros lot de la Loterie Nationale qui ont dilapidé cet argent inattendu, à tel point qu’une structure a du se mettre en place pour les aider à gérer de telles sommes….

Le maître semble particulièrement capable de s’approprier ce qu’il pourrait seulement posséder. Est-ce un hasard qu’il sache aussi donner ? Et la distribution qui semblait injuste n’est peut-être qu’inégale : il est donné à chacun selon son aptitude à rendre propre, à s’aproprier ce qui lui est donné.

Aptitude à digérer le don (il ne suffit pas de recevoir de la nourriture, encore faut-il la mâcher, la digérer, en faire de l’énergie) et on connaît les indigestions dues soit à des insuffisances digestives soit à des excès alimentaires.

Comment nos serviteurs vont-ils digérer ce don qui leur est fait ?

  • Comment deux serviteurs démontrent que 5=2…et que le serviteur peut égaler le maître

Aussitôt le don reçu, les deux serviteurs les plus dotés en talents « œuvrent en eux », les font travailler et réussissent à gagner une somme égale à la somme reçue. Cinq égale deux, car l’important n’est pas la somme reçue, mais de s’approprier ce qui est donné et de le développer pour doubler cette somme.

On peut admirer l’absence du maître, qui s’en va dès le don fait et ne revient que longtemps après, le temps pour les serviteurs de gagner par eux-mêmes l’équivalent de sommes fabuleuses, en toute liberté.

Parmi ces serviteurs traités de façon si inégale au départ, les deux premiers sont devenus égaux entre eux, même si en terme d’avoir l’inégalité s’est aggravée (le premier a au final 6 talents de plus que le second). Ils ont su également faire fructifier et , dans la diversité des dons, ils ont démontré la même capacité à doubler le don. Ils vont pouvoir s’entre-reconnaitre, se respecter : une fraternité parait possible.

  • Le maître de la parabole et le Dieu de la Genèse

Mais quel est ce maître qui n’a donné que la moitié de la somme finale et s’en va ? Ce Dieu d’Israël a dit au début de la Bible « faisons l’humain en notre image selon notre ressemblance » ne fait au verset suivant qu’en l’image et non selon la ressemblance. Il n’est encore que le créateur de l’homme, lui donnant vie et nourriture. Le divin donne alors à l’humain la capacité de « fructifier et multiplier ». Nous retrouvons le même schéma : don et développement du don jusqu’à atteindre le double de ce qui est reçu.

Le maître agit bien comme Dieu lui-même en donnant puis en s’absentant. La tradition juive nous transmet précisément cette image du retrait de Dieu de sa création, pour laisser l’homme croître. Et Dieu revient lorsqu’il estime que l’homme a eu le temps d’égaler le don.

Si nous ne connaissions pas la suite, nous nous demanderions ce que deviennent ces deux serviteurs qui se sont comportés en héritiers et ont égalé le don du maître. Vont-ils rester esclaves (doulos) ? On se sent non seulement dans une parabole de sagesse mais dans un récit initiatique qui aborde un changement d’état pour l’homme…

  •  Le troisième serviteur, le talent rendu au maître

Pourquoi le troisième serviteur enterre-t-il ce talent ? Parce qu’il croit que cet argent est encore « l’argent de son maître ». Voilà vraiment un malheureux qui ne croit pas au maître comme donateur, pas à lui-même comme destinataire du don, et ne croit même pas au don. Pour une fois qu’un maître donnait ses biens, de son pouvoir à son esclave, celui-ci ne le reçoit pas, ne comprend pas.

Enterrer à l’époque c’est s’assurer qu’on ne peut être accusé de vol, ce pourrait être aussi planter mais les talents ne sont pas végétalisés et ne poussent que dans le commerce avec d’autres hommes…

Enfermé dans son obsession intérieure, enterré avec son talent, sa vie s’est coupée dans son élan. C’est la raison pour laquelle par exemple, au rugby, vous êtes pénalisés à chaque fois que vous retiendrez le ballon au sol (on dit enterrer le ballon). En agissant ainsi, vous empêchez le jeu de se développer : cacher le ballon au sol, c’est mettre un terme au champ des possibles et, si l’arbitre vous sanctionne, c’est parce que vous vous êtes condamnés à l’impasse. L’arbitre ne fait qu’annoncer haut et fort que vous avez arrêté le jeu… il n’y a plus qu’à passer le ballon à l’autre équipe, le talent à l’autre serviteur.

  •  Peut-on dire que un égale huit ?

Pourquoi est-ce justement celui qui n’a reçu qu’un seul talent qui ne peut en gagner d’autres ? Ce serait comme dans la vie toujours les mêmes qui ont de la chance.Aux riches la richesse, l’assurance, l’intelligence, aux pauvres la misère et la malchance…

Une première piste serait que les deux premiers serviteurs agissent « de même », comme s’ils s’étaient concertés, tandis que le troisième est seul de son côté. Et comment vaincre seul la figure toute puissante du Maître en nous ? Hors de la relation à l’autre, point de salut pour le sujet (nouvelle mouture de « hors de l’église point de salut »)

Une autre piste nous ramène une nouvelle fois à la Genèse, en considérant que le premier serviteur reçoit les talents numérotés de un à cinq, le deuxième les talents six et sept et le dernier le talent huit. Ces nombres se découpent comme les jours de la Création :

les cinq premiers jours pourraient être les jours où le créateur fait le monde et les animaux, le sixième et le septième celui de l’apparition de l’homme et du repos sabbatique d’Elohim.

Le huitième jour pourrait être celui où l’humain rejoindrait le divin, mais il n’est jamais atteint dans le récit. Adam et Eve ont transgressé l’interdit et sont expulsés du jardin d’Eden (jardin du plaisir) et entrent dans le temps de l’histoire, temps qui avance mais se répète, semaine après semaine. L’humain n’a pas accédé à la condition divine, au monde sans la mort. Nous savons faire fructifier le monde humain mais pas ce huitième talent. Et cet homme qui ne sait pas recevoir ce huitième talent l’enfouit sous la terre comme on enterre un mort…

  • « Il règle ses comptes avec eux »

Cette traduction semble contredire ce que nous avons dit sur le don sans retour. On trouve le mot logos dans le texte grec, qui dit littéralement « il lève-avec compte/parole avec eux ». Deux fois la notion d’avec : l’acte du maître se fait avec les serviteurs. Et on est plus dans le rendre compte, le récit de l’usage fait des talents donnés que dans le rendre descomptes. Mais nous savons qu’il n’y a pas de lecture objective des Ecritures…Nos serviteurs eux-mêmes n’ont-ils pas eu une interprétation différente du don ?

  • Dialogue du maître et du premier serviteur : se faire reconnaître et entrer dans la joie

Voici l’heure du compte rendu et en deux phrases le premier serviteur fait le récit du don, acte du maître et du gain, acte du serviteur. Il présente cinq autres talents, il ne restitue rien au maître, mais présente seulement les fruits de son action. C’est ici non un récit de restitution mais un récit de reconnaissance. Le maître a vu et entendu son serviteur et ses résultats et le félicite.

Quelle est cette joie, ce « charis » ? Ce mot peut se traduire par grâce, faveur, chérissement (comme cette faveur de Dieu sur Jésus grandissant), la joie d’un moment heureux unique inoubliable, une joie imprenable selon le beau titre de Lytta Basset. Le maître introduit son serviteur à cette joie et celui-ci quitte à jamais le statut de serviteur.

Il y a donc quatre étapes dans le don du maître : il donne les talents, puis par son absence la liberté d’en user. Le maître donne ensuite avec « sur beaucoup » une maîtrise accrue et, saut qualitatif, l’accès à « la joie de son maître ». Pas de nivellement par le bas, le maître ne se fait pas serviteur avec son serviteur : à l’opposé, il lui permet d’accéder à sa propre hauteur, la hauteur de ceux qui assument leur propre destin. Jamais deux dons pareils, jamais deux hommes semblables, chacun ayant inventé une nouvelle façon d’être homme. Ce n’est plus la servitude récompensée mais le fait de parvenir à la maîtrise : le pouvoir de la seigneurie, de l’argent est mis au service de l’initiation à la joie, ce lieu où on rentre ensemble.

Repartons sur la Genèse : le serviteur a choisi le bonheur, mais pas le faux bonheur promis par le serpent de connaître l’autre par une connaissance dérobée, d’égaler le dieu par le mépris du dieu et l’envie d’être comme lui. Le serviteur connaît la joie d’entrer avec l’autre : charis en grec et Eden en hébreu veulent aussi dire « joie avec l’autre, jouissance de la relation »

  • dialogue du maître et du deuxième serviteur : cinq égale deux (suite)

Le récit est superposable à celui du premier serviteur et l’on n’insiste pas non plus sur le nombre de talents présentés. On voit bien qu’elle ne joue pas. L’économique n’est pas rien, il est travaillé par l’homme mais non servi par lui. Au contraire, il sert l’homme : l’économique est à comparer à plus grand que lui, au symbolique. La joie des maîtres est la fin des serviteurs, par leur anoblissement. On dit volontiers « une sortie par le haut ».

Comme le dit joliment Marie Balmary, « nul ne peut tricher pour atteindre cette divine seigneurie. Il n’y a pas de parvenus dans ce royaume mais que des advenus »

  • dialogue du maître et du troisième serviteur : le maître dur, hypothèse plausible

« tu as ce qui est tien » : pas d’alliance dans ce dialogue. « tu es un homme dur »: quelle différence d’appréciation entre les trois serviteurs ! A croire qu’ils ne parlent pas de la même personne. Pourquoi est-ce toujours celui qui n’a rien compris à l’autre qui lui dit « je te connais ». En Eden, l’homme et la femme ont interprété l’interdit comme une privation, ils ont cru que Dieu ne leur avait pas donné la connaissance du bien et du mal. Et tant pour eux que pour notre troisième serviteur, l’histoire qu’ils se racontent est plutôt vraisemblable. L’image qu’ils ont d’un maître dur et seul propriétaire de ses biens est bien plus plausible que celle d’un maître prêt à partager sa souveraineté. Qui croira qu’un dieu puisse aimer à ce point les mortels ?

Dans l’Eden, le serpent prétend connaître le dieu qui se réserve la connaissance et le couple prend ce qui ne lui est pas donné, le troisième serviteur lui, avec ses a-priori, sa croyance, ne prend pas ce qui lui est donné ….

  • savoir l’autre ou le croire

Si j’accepte de ne pas connaître l’autre, je vais rentrer avec lui dans une relation « croire » et non savoir. Cette inconnaissance est heureuse : je crois que lui seul peut dire qui il est et parole et bonheur sont possibles. Mais si je crois connaître l’autre d’avance, je ne vois en lui que ce que j’imagine et ressens une menace.

C’est ce savoir l’autre, connaissance qu’il croit objective, qui persécute notre serviteur. Comment peut-il en sortir, comment sortir d’une situation où il ne reconnaît pas son propre malheur ?

La réponse du maître paraît bien dure. Je dois choisir : – s’il l’est effectivement, mais comment expliquer alors son attitude avec les deux premiers serviteurs? – ou bien, parce que le serviteur l’a imaginé ainsi, il lui parle de cette façon ?

Cette deuxième hypothèse pourrait être vue comme une acceptation de transfert de la part d’un analyste : le maître accepte le stéréotype dont il est l’objet. Il accepte d’être pris pour qui l’autre le prend, d’entrer dans la logique de son interlocuteur. Mais il reçoit l’image projetée sur lui sans se confondre avec elle. Au verbe connaître du serviteur, il répond « tu savais que je moissonne..etc ».

Puis il rappelle au serviteur un pas de souveraineté qu’il aurait pu faire en confiant à des professionnels ce talent. Outre l’argent gagné, il aurait été reconnu par le banquier comme homme de confiance du maître et non son simple serviteur.

  • Les ténèbres, la colère et les larmes : un autre accès à la vie

Quoi de plus injuste : prendre à celui qui a le moins reçu pour le donner au plus riche ? Pourtant quoi de plus juste en même temps : pourquoi laisser à cet homme ce don qui au lieu de le grandir l’a diminué, ce don mal reçu qui joue contre lui ? Le malheureux ne s’est-il pas enterré lui-même avec l’argent ? Ne vit-il pas dans la crainte depuis qu’il le garde ?

Finalement arrive la morale de cette histoire, qui a pu choquer des générations de chrétiens placés devant leur grande responsabilité face à un dieu qui juge et apparaît sacrément et scandaleusement injuste. A celui qui a, il sera donné et il aura en surplus. Tandis qu’à celui qui n’a point, même cela lui sera pris.

Lorsque Jésus, en racontant cette parabole, en vient à dire qu’à celui qui n’a pas, il sera ôté même ce qu’il a, ce n’est pas un conseil qu’il faudrait suivre ou une explication de la manière dont Dieu agit. C’est une description de la condamnation que s’inflige lui-même la personne qui se met dans cette situation.

Mais ce serviteur qui n’a rien compris et reste sans don et sans joie, que devient-il ?

Une fois la morale dite, l’histoire se poursuit avec le maître qui, plutôt que de prononcer des paroles de consolation, d’empathie, en rajoute dans la dureté. Apparemment donc violence du maître, exclusion du pauvre : on connaît ça….D’un peu plus près cependant, l’ordre du maître jette ce serviteur non de la lumière aux ténèbres mais de la ténèbre intérieure(celle du talent enterré) à la ténèbre extérieure. Cette ténèbre-là n’est elle pas le lieu où les sentiments refoulés pourront s’extérioriser en larmes et grincements de dents ? La colère interne qui l’empêchait de se croire digne du don va pouvoir sortir au-dehors, non plus contre lui mais ouvertement contre l’autre. Il passe d’une exclusion de soi par soi à une exclusion par l’autre, pour laquelle un avenir, un salut est possible…

Ce chemin de vie à qui croit encore au dieu tyran passant par l’exclusion qui sauve, cette initiation de dernier recours nous rappelle l’exclusion d’Eden du premier couple humain. Mais une fois hors d’Eden, n’est-ce pas l’autre chemin, celui de la vie en ce monde, l’histoire qui leur est annoncée et qui a été suivie ?

Voie directe de vie par la joie, voie indirecte par la peine : j’ai bien envie de voir ainsi dans cette parabole les « pleurs et grincements de dents » dont Matthieu n’a pas été avare dans ses derniers chapitres.

Permettez-moi en conclusion de reprendre les mots d’accueil de tout à l’heure : « c’est la Parole étrangère à chacun de nous, que chacun de nous essaie d’écouter et de dire mêlée aux mots de sa propre histoire et de sa sensibilité, en la discernant aussi dans les mots des autres. C’est la Parole du Dieu insaisissable qui s’est fait l’un de nous quand sa Parole s’est faite chair, et qui parle en nous par son Esprit, c’est la Parole de Celui que nous appelons tous Père en le priant de la part de tous les hommes »

Amen

Contact