Culte Draguignan du 4 décembre 2016 – Agnès-Marie
Culte Draguignan du 4 décembre 2016 – Agnès-Marie
Lectures bibliques : genèse 2 (18-25) – 1 Jean 4 (7-13 + 16)
Commençons par rappeler que les deux premiers récits de la Genèse (gn1 et gn2) ont été écrits par deux traditions différentes, deux sensibilités théologiques différentes (1er sacerdotal, 2ème deutéronomiste), chacune de ces traditions voulant mettre l’accent sur des aspects différents, c’est pourquoi ils peuvent paraître contradictoires. Néanmoins, ces deux textes se précisent l’un, l’autre, et ne forment en fait qu’un seul récit. Ce récit n’a pas vocation à raconter scientifiquement l’origine du monde et de l’humain – le but de ce récit de genre mythique, qui a été composé en tenant compte de nombreux autres mythes ou légendes du Proche-Orient Ancien, est plutôt d’essayer de penser l’essentiel, et ce, de manière complètement innovante et révolutionnaire par rapport à la culture environnante des auteurs bibliques de l’époque, c à d plusieurs centaines de siècles avant JC. **
Ce récit de genèse évoque l’humain, il tente de parler de Dieu, de dire quelque chose de l’indicible, de la relation entre l’homme et Dieu, et entre les hommes entre eux, il essaie de penser le sens de la vie et nous invitent à penser par nous-mêmes, car le texte biblique donne au lecteur à penser, mais sans jamais penser à sa place. Le texte biblique donne toute liberté à l’homme d’interpréter, c’est-à-dire de penser par lui-même, c’est-à-dire d’assumer sa responsabilité d’être humain.
Le récit mythique, en abordant ces thèmes essentiels, ouvre une possibilité pour le lecteur de prendre conscience de la façon dont lui-même répond à ces questions. Les auteurs bibliques proposent une réponse sous la forme de récits qui n’enferment (cadenassent) jamais le sens ; ces récits invitent le lecteur à penser son existence. Tout récit de ce type exige une interprétation, car la vertu du récit n’est pas de délivrer une vérité unique et figée ; elle est d’éveiller le lecteur au sens d’une vérité qui dialogue et reste en mouvement.
Je me propose donc de vous donner une interprétation de ce texte de gn 2, qui évoque d’une part la relation entre l’humain et Dieu, d’autre part la relation entre l’homme et la femme, mais aussi la relation entre les humains d’une manière générale – et ce, en grande partie en me basant sur l’exégèse du professeur André Wénin.
Il n’est pas bon que l’humain soit seul…
Dans le texte original écrit en hébreu, c’est de l’être humain qu’il s’agit, et non de l’homme mâle ; il s’agit de l’être humain indifférencié. Donc ce qui n’est pas bon, c’est un être humain tout seul, isolé. C’est pourquoi les anciens commentateurs juifs imaginaient cet être humain comme un être double, androgyne, qui a été différencié lorsque le Seigneur a pris son côté pour en modeler la femme.
Il n’est pas bon que l’humain soit seul…
C’est apparemment par un constat d’échec que commence ce texte. Alors que dans le chapitre précédent (indépendant du second certes, mais ils sont quand même côte à côte) tout ce que Dieu avait créé jusqu’à présent était « bon », dixit Dieu lui-même, tout à coup Dieu remarque que quelque chose ne va pas dans son ouvrage. Dieu lui-même remarque que quelque chose n’est pas bon dans sa création. Pour autant, il ne s’arrête pas à cet obstacle, il ne se tourmente pas, il ne se culpabilise pas ; au contraire, il continue son action créatrice, et qui plus est en associant son ami, l’être humain, à son projet qui consiste à créer la vie et la fécondité, là où quelque chose n’est pas bon – justement. Ainsi, d’emblée, ce récit de la Genèse inscrit l’action créatrice de Dieu non pas dans un acte créateur qui aurait été posé une fois pour toutes, mais dans une dynamique créatrice de vie toujours en mouvement, à laquelle l’être humain est sans cesse appelé à participer et à coopérer.
Donc face à la solitude de l’être humain, qui n’est pas bonne à ses yeux, le Seigneur Dieu imagine une solution : « faire pour lui un secours comme son vis-à-vis » dit le texte hébreu ; le mot « secours », dans la Bible, signifie une intervention indispensable pour sauver quelqu’un d’un péril mortel, et ce secours est quasiment toujours le fait de Dieu. Ici, le secours dont il s’agit est une mise en relation. Pour secourir l’être humain, pour le sauver, Dieu le met en relation.
En relation en tant que couple, bien sûr, mais pas seulement ; ce texte utilise le motif du couple pour parler de la relation en général, de toute relation entre deux êtres humains, que ce soit au sein de la famille, du voisinage, dans le travail, en Eglise, etc ; alors ce qui n’est pas bon, ce n’est pas l’absence de conjoint, c’est l’absence de relation, avec un autre, avec des autres.
Donc le Seigneur veut faire pour l’homme un « secours comme son vis-à-vis ». Le terme « vis-à-vis », qui est la solution envisagée par Dieu pour sauver l’humain, décrit cette relation non pas comme deux solitudes qui vivraient en parallèle, mais comme un face à face, c’est-à-dire une posture de dialogue, d’écoute et de parole, avec même une possible idée de confrontation, voire d’affrontement ; cet autre est destiné à être capable de répondant, de mise en question. Cet autre, parce qu’il est radicalement et définitivement autre, c’est-à-dire différent, m’expose impérativement et douloureusement à sortir de mon cocon et à lui faire face. Et c’est justement cette disponibilité à l’autre, c’est cette capacité à se laisser déstabiliser par sa différence, qui permet d’être sauvé du péril mortel que constitue l’enfermement en soi-même, le recourbement sur soi-même.
Donc ce qui n’est pas bon, c’est le refus de la relation, c’est-à-dire le refus que l’autre soit autre, donc différent de moi ; ce qui n’est pas bon, c’est de vouloir partager seulement ce qui est pareil avec une personne et de la refuser quand elle est différente –quand elle pense autrement, quand elle vit autrement, quand elle vote autrement, quand elle est d’une autre religion, etc. Ce n’est pas bon, non pas sur un plan moral, mais parce que c’est mortifère pour l’être humain, c’est-à-dire destructeur.
Le seigneur Dieu plonge donc l’être humain indifférencié dans un profond sommeil, une perte de connaissance. Par l’usage de ce terme « perte de connaissance », l’auteur biblique signale que l’être humain ignore tout de l’action divine. Il met ainsi en exergue la limite de la connaissance de l’être humain qui ne peut en aucun cas tout savoir sur l’action de Dieu et sur l’origine de l’homme. Cela signifie aussi qu’il reste toujours une zone de non-recouvrement inviolable entre l’autre et moi. Jamais je ne pourrai tout savoir de l’autre, justement parce qu’il est autre. Jamais je ne pourrai pénétrer totalement le mystère de l’autre, et donc le maîtriser, justement parce qu’il est autre – que ce soit un humain ou Dieu, il est autre que moi et je manquerai toujours de le connaître. Voici donc un premier manque qui caractérise l’être humain.
Puis le Seigneur Dieu prend non pas la côte, mais le côté de l’être humain, car ce mot hébreu signifie la plupart du temps « le côté ». Ainsi, le Seigneur Dieu coupe l’être humain en deux, et ayant séparé un côté de l’autre, il le construit en femme, le mot employé ici indiquant qu’une modification significative intervient.
C’est donc par une blessure, par une coupure, que l’homme et la femme ont été différenciés. L’humain en porte une cicatrice. La femme est à la fois la compagne et la blessure de l’homme. Cette blessure est celle de l’altérité, et cette cicatrice rappelle à l’humain sa limite. Vivre humainement, c’est donc être altéré, ébréché, entaillé ; c’est connaître une perte. Mais cette perte n’est pas vaine : en effet, de ce côté qu’il a pris, le Seigneur Dieu modèle la femme et la « fait venir vers l’homme », faisant de la relation entre l’homme et la femme un don, un présent divin. Ainsi, la blessure ouvre à un don de Dieu, un don capital pour la vie puisqu’il permet de ne plus connaître un isolement mortel.
Face à la femme que le Seigneur Dieu lui amène, la réaction de l’homme est l’émerveillement. Dès lors, cet émerveillement le conduit à quitter son père et sa mère, c’est-à-dire que l’homme ne peut vivre la rencontre de son conjoint de façon entière et épanouie qu’en passant par l’apprentissage de la liberté. C’est cette rencontre avec la femme, avec cet autre, qui rend possible à l’homme ce passage, ce mûrissement, lui permettant d’aller à la découverte de qui il est lui-même, être unique et singulier, et non une copie conforme du père et/ou de la mère. L’humain est ainsi appelé à construire sa propre histoire, indépendamment de celle de ses parents, tout en les respectant et en honorant avec gratitude ce que ses parents ont pu lui transmettre.
Dans le récit biblique, l’homme s’émerveille devant la femme que Dieu fait venir vers lui, il s’émerveille de cet autre que Dieu fait venir vers lui. Que cet autre soit homme ou femme, la question n’est pas là, que ce soit au sein d’une relation de couple ou d’autre type de relation, peu importe, n’oublions pas que le texte parle de la relation entre les humains en général et s’adresse à nous tous, que nous vivions en couple ou pas, quel que soit notre couple, que nous soyons célibataires, veufs, divorcés, pacsés, nous sommes tous amenés à être en relation tous les jours de notre vie. Parfois, c’est simplement un aide-soignant au chevet d’un malade : Dieu fait venir vers l’humain un autre humain, et alors l’amour se révèle, et alors l’humain s’émerveille.
Ce qui est merveilleux, certes, c’est le don de cet autre qui chemine à nos côtés, de tous ces autres qui nous accompagnent dans notre quotidien, non pas que Dieu les ferait venir vers nous comme des marionnettes, évidemment, mais tout simplement parce que l’Esprit de Dieu habite en chacun et gouverne tous ceux qui, parfois, se laissent toucher et saisir par cet Esprit.
Donc, au-delà, par-delà ce don lui-même, ce qui est merveilleux, c’est que quelqu’un nous offre ce don. Ce qui est merveilleux, c’est la présence de Dieu qui se révèle dans cet autre à nos côtés. Ce qui est merveilleux, ultimement, c’est que Dieu nous aime le premier, sans que nous l’ayons mérité d’une quelconque manière, ni par ce que nous sommes, ni par ce que nous faisons, car l’amour de Dieu est bien trop grand pour pouvoir se mériter – aucun être humain n’y parviendrait. Cet amour, Dieu nous le donne gratuitement, et ça, c’est vraiment merveilleux. Cet amour, il nous offre, à la mesure de nos possibilités, de le partager avec les autres, ceux-ci qui sont différents de nous, et ainsi, de demeurer dans son amour. Non pas que nous soyons capables de cet agapè, de cet amour de Dieu, non ; cet amour de Dieu surgit dans nos amours humains les plus ordinaires : dans la tendresse, dans l’affection, dans la sensualité, au cœur même de nos amours de nous-mêmes que nous appelons amour de l’autre, au cœur de nos séductions et manipulations, l’amour de Dieu, imprévisible, surgit et vient transformer la relation. Et c’est seulement dans l’après-coup, c’est à ses effets que nous nous rendons compte qu’il était là. C’est dans son absence que nous réalisons sa présence, comme les disciples d’Emmaüs qui réalisent, après que Jésus les eut quittés, comment leur cœur était brûlant à l’intérieur d’eux.
Voilà ce que Jésus-Christ, Parole de Dieu, est venu nous révéler à la suite des auteurs de l’Ancien Testament et que nous célébrons à Noël : que nous sommes appelés à la vie, d’une part par la naissance charnelle, mais aussi et surtout à la vie nouvelle, la vie en confiance, quels que soient les manques et les creux que nous sommes amenés à traverser, c’est que nous sommes appelés à la joie profonde des enfants de Dieu qui se savent aimés inconditionnellement et peuvent ainsi, parfois, aimer à leur tour, dans une vaste communion d’amour. Amen.