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Culte du Dimanche 20 aout 2017
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Culte du Dimanche 20 aout 2017
Dimanche 20 aout 2017
Esaïe 56 (1-7) ; Mt 15 (21-28)
Nous venons d’entendre un récit aux multiples facettes dont je vous propose ce matin une interprétation : c’est un récit de déplacement, récit de rencontre, récit pédagogique, récit de libération, et in fine, confession de foi.
Jésus se retire à Tyr et Sidon. Il opère donc un double déplacement : d’une part géographique puisqu’il se rend à l’étranger, d’autre part religieux puisqu’il se rend dans un pays impur pour les Juifs. Nous pouvons remarquer que si Jésus se déplace, la femme cananéenne aussi se déplace : elle aussi est sortie de son territoire pour venir à la rencontre de Jésus, elle s’est éloignée de ses dieux païens, et Jésus va l’inviter à se déplacer sur un autre plan encore.
Son premier cri concerne sa position de mère « Aie compassion de moi, ma fille est tourmentée ». C’est doublement curieux comme expression. D’abord, le verbe grec « crier » qui est utilisé ici renvoie vraiment à l’animalité, à la sauvagerie, à l’archaïque d’où s’origine ce cri.
Ensuite, sa fille étant prisonnière d’un démon, on aurait plutôt attendu qu’elle demande à Jésus d’avoir compassion de sa fille plutôt que d’elle-même. La possession de sa fille par un démon semble donc être le symptôme de son propre emprisonnement à sa fille – un peu comme si elle n’arrivait pas à se séparer de sa fille, et que leur lien trop animal, trop fusionnel, était cet emprisonnement.
Jésus ne lui répond pas. Peut-être voit-il en elle quelqu’un qui se positionne comme victime, qui traîne sa plainte comme une identité, qui crie sa détresse comme une façon d’exister : quelque chose comme « regardez-moi, je souffre », ou encore « je souffre donc j’existe ». Le refus de réponse de Jésus a de quoi la mettre hors d’elle ; justement, peut-être est-ce ce qu’il attend : qu’elle sorte d’elle-même, de son carcan, de son identification à la souffrance de sa fille. Qu’elle parle d’elle, de sa propre détresse à elle.
Puis arrive l’intervention des disciples qui demandent à Jésus soit de renvoyer la femme, soit de la libérer, c’est-à-dire d’exaucer son vœu – car le verbe utilisé en grec a les deux sens-, quoi qu’il en soit, ils demandent que Jésus les débarrasse de ses cris qui les importunent ; au fond, ils ne valent guère mieux que les pharisiens à qui Jésus vient juste de reprocher leur dureté de cœur.
Donc les disciples veulent qu’il renvoie la femme parce qu’elle crie. Mais Jésus les déplace : qu’elle crie, ce n’est pas le problème. De leurs considérations personnelles, il fait fi. Jésus ayant envoyé ses disciples vers les brebis perdues de la maison d’Israël, il veut ici leur montrer qui sont les brebis perdues de la maison d’Israël que les disciples sont appelés à secourir. Pour le Juif religieux de cette époque, c’est la définition ethnique qui prévaut : une brebis perdue de la maison d’Israël, c’est un israélite en perdition ; mais Jésus veut leur apprendre ici à voir plus loin que leurs préjugés religieux et leur faire prendre conscience qu’une brebis perdue de la maison d’Israël, c’est tout être humain qui se sait perdu, c’est-à-dire qui reconnaît qu’il est en détresse. Jésus veut ouvrir les disciples à une vision plus large, moins sectaire, moins séparatiste, au-delà de leurs préjugés et de leurs idées toutes faites. Il les déplace sur un autre plan et les renvoie à la volonté de son Père et à la mission qui lui a été confiée et qu’il confie à ses disciples : aller rechercher les brebis perdues de la maison d’Israël.
D’ailleurs, l’épisode précédant notre texte mettait en scène l’impatience de Jésus vis-à-vis des pharisiens, c’est-à-dire les autorités religieuses, qui prétextent leur attachement à la tradition pour justifier leur méchanceté et leur dureté de cœur, au lieu de s’attacher à faire la volonté de Dieu, c’est-à-dire au lieu de secourir l’être humain en détresse. Jésus est donc cohérent dans son discours. Qu’il s’adresse aux pharisiens, à ses disciples, ou à cette femme qui vient chercher secours auprès de lui, tout ce qui l’intéresse, c’est de faire la volonté de son Père. C’est pour cela qu’il est venu. C’est le seul sens de sa vie : sa mission, porter secours à l’être humain en détresse.
Or curieusement, lui aussi peut nous sembler dur de cœur, aussi dur de cœur que les pharisiens et les disciples. Mais ce refus peut être considéré comme une mise en scène de sa part, une sorte de pédagogie par le contre-exemple. En effet, son refus est doublement pédagogique. D’une part, Jésus, dans un premier temps, réagit exactement comme les disciples le feraient à sa place. Il montre ainsi aux disciples qu’il s’inscrit lui aussi dans la tradition, qu’il ne la supprime pas, puisque c’est bien aux brebis perdues de la maison d’Israël qu’il est envoyé, mais il montre aux disciples qu’il interprète la notion de « brebis perdue » et qu’il l’ouvre aux êtres en détresse qui mettent leur confiance en lui, notamment les plus méprisés, en particulier ceux qui sont méprisés par les disciples eux-mêmes. D’autre part, son refus a aussi pour but de faire émerger la situation de détresse dans laquelle se trouve la femme, car une brebis perdue, c’est quelqu’un qui se reconnaît comme perdu, qui ose s’avouer perdu.
La cananéenne, de son côté, n’en démord pas – c’est le cas de le dire, pour quelqu’un qui va être qualifiée de « chien » par Jésus. Elle se laisse déplacer effectivement, elle lâche son identité de mère, elle lâche le symptôme de sa fille et descend plus bas encore que le mépris dans lequel le silence de Jésus semble vouloir la plonger : elle se prosterne, c’est-à-dire qu’elle tombe face contre terre, elle laisse tomber ses masques, jusqu’à y perdre la face, n’étant plus alors qu’une bête couchée à terre. Elle peut alors parler en vérité : « Seigneur, viens à mon secours ». Elle est arrivée là au bout de son animalité, brebis perdue, justement : elle reconnaît qu’elle ne peut plus rien par elle-même, elle reconnaît son impuissance puisqu’elle le reconnaît, lui, comme Seigneur, c’est-à-dire comme maître de sa vie ; elle a rendu les armes et s’en remet à un autre, car elle a expérimenté dans sa chair son incapacité à se secourir elle-même, et à fortiori, à secourir sa fille. Elle exprime ici l’extrême de la profondeur de la détresse humaine, le point de rupture où l’être humain désespère totalement de lui-même, et pourtant, ne se replie pas sur lui-même.
Jésus alors la fait descendre encore plus profond, il la pousse dans ses derniers retranchements : il la traite de chien…
« Ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants (c’est-à-dire les héritiers de la promesse, donc les Juifs) et de le jeter aux chiens (c’est-à-dire les cananéens, lesquels sont les ennemis héréditaires des Juifs) ».
La femme acquiesce – « Oui, Seigneur » – incroyable dignité de cette femme couchée aux pieds de Jésus. Le « oui » de la femme cananéenne me fait penser au « oui » de Marie, dans le récit de l’annonciation, lorsque l’ange vient lui annoncer l’incroyable naissance à venir en elle : Marie, sous la plume de l’évangéliste, sait qu’elle va y laisser sa réputation, son honneur, son avenir, son personnage bien-sous-tous-rapports au regard de la société, de sa famille, et même de son époux, et à cela, elle dit « oui ». L’incroyable « oui » des femmes de l’Evangile !
Quoi qu’il en soit, cette femme cananéenne reconnaît que les juifs, en effet, sont bien les héritiers de la promesse – la promesse, c’est-à-dire la libération promise à qui place sa foi en Dieu (n’oublions pas que sa fille est prisonnière d’un démon, et qu’elle-même est prisonnière de la souffrance de sa fille, c’est donc une double libération qui est nécessaire là). C’est pourquoi elle vient à Jésus – par sa sensibilité exacerbée de femme et de mère en détresse, elle, qui a dû entendre parler du Dieu des Juifs et de ce Jésus dont la réputation s’est étendue jusqu’à ces contrées, elle a délaissé ses idoles païennes et a reconnu en ce Jésus l’envoyé de Dieu, c’est-à-dire celui qui possède la puissance libératrice du Dieu sauveur.
« Oui, Seigneur, dit-elle, mais les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ». Elle reconnaît donc que les Juifs sont les maîtres dans la maison (la maison qui symboliquement signifie la maison de Dieu) ; elle accepte de prendre sa place, rien que sa place, y compris une place de chien, et pire encore : sous la table, ajoute-t-elle ! Même si c’est une toute petite place, même si c’est une place de chien, et sous la table, elle affirme qu’elle a sa place à prendre dans la maison de Dieu et elle veut la prendre. Elle exige de Jésus qu’il lui reconnaisse cette place, qu’il l’autorise à prendre sa place dans la maison de Dieu, où chacun est nourri à satiété sans avoir besoin de priver les autres de quoi que ce soit. C’est ce qu’elle dit : « les chiens mangent les miettes qui tombent sous la table ». Il n’est pas besoin de prendre quoi que ce soit aux héritiers de la promesse, contrairement à ce que Jésus a annoncé, mais simplement d’assumer sa place : rien que sa place, et toute sa place. Elle est le modèle même de l’humilité sincère, qui ne consiste absolument pas à s’annihiler, à se considérer « comme rien » voire comme « moins que rien », ni à se considérer comme victime et à vivre dans la plainte et la mendicité ; l’humilité ne consiste pas non plus à vouloir être à la place de tel ou tel autre, ni à vouloir occuper toutes les places. L’humilité, c’est prendre sa place : rien que sa place, et dans cette place, toute sa place. Et alors, la nourriture divine tombe dans la bouche, et quelques miettes suffisent à être comblé. Voilà la foi de cette femme, voilà sa grande sagesse.
Ces miettes sont en écho à la multiplication des pains qui a eu lieu juste avant, elles sont en écho au pain de vie, c’est-à-dire à la Vie elle-même, une vie vivante, une vie donnée par Dieu et nourrie par l’esprit de Dieu. Une vie que l’être humain n’a pas à conquérir, mais qui se reçoit d’un autre.
Cette femme, à partir de l’épreuve qu’elle vivait, parce qu’elle a profondément reconnu sa détresse, qu’elle l’a confiée à autre, acceptant de se laisser déplacer dans son intériorité, et parce qu’elle a pu faire confiance à Jésus alors que sa parole aurait pu la blesser terriblement sur le plan narcissique, sur le plan de l’ego comme on dit aujourd’hui, cette femme a reçu la révélation de la foi.
Et pour le coup, c’est au tour de Jésus de se laisser être déplacé : de « chien », elle est passée au statut non pas d’enfants comme les Juifs, mais il la reconnaît maintenant comme « femme », la faisant passer ainsi de la position d’animal dans laquelle il l’a trouvée, à une position d’être humain réellement inscrite en humanité ; il siffle d’admiration face à la foi de cette femme, qu’il qualifie de grande. C’est significatif car dans l’évangile de Mt, c’est le seul moment où la foi de quelqu’un est qualifiée de grande. A contrario, le reste du temps, c’est-à-dire à six reprises, les disciples sont qualifiés de « oligopistoï », c’est-à-dire d’hommes de petite de foi. D’ailleurs, ce n’est pas Jésus qui la fait passer d’une position à une autre ; lui n’a servi que de Révélateur en quelque sorte (mais révélateur indispensable) pour qu’elle-même puisse, dans son intériorité, passer d’une position d’animal en totale fusion avec sa fille, crispée sur sa détresse, enfermée en elle, à une position d’être humain capable d’être en relation, c’est-à-dire d’être ouverte à l’autre, et capable d’une parole vraie.
Et c’est alors que Jésus adresse à la femme cette parole incroyable : « qu’il advienne ce que tu veux » ; il dit à la cananéenne trois fois impure aux yeux des Juifs (impure parce qu’elle est païenne, parce qu’elle est cananéenne, et parce qu’elle est femme (elle est donc régulièrement impure) », il lui dit : « que ta volonté soit faite ». Cette même parole qu’il adresse à son Père quand il apprend à ses disciples à prier. Père, que ta volonté soit faite / Femme, que ta volonté soit faite. Il y a ici une assimilation totale entre la volonté de cette femme et la volonté du Père qui ne font plus qu’une.
Parce que cette femme parle à partir de la révélation de Dieu en elle, et qu’elle a mis sa confiance en cette révélation, elle est advenue au statut d’être humain, c’est-à-dire qu’elle est désormais rendue participante de la volonté divine.
Elle a compris, dans son existence même, dans son expérience vécue au plus profond de sa chair, à partir de ses entrailles animales de mère -car il ne s’agit pas de nier l’animalité qui réside en l’humain, mais de la traverser et de l’assumer-, elle a compris ce que ni les pharisiens ni les disciples ne parviennent à comprendre, à savoir que la volonté du Père est que « pas un de ces petits ne se perde ». Extraordinaire pédagogie de Jésus, extraordinaire puissance de sa Parole, lorsqu’elle est entendue ! Cette femme a reconnu que ce Dieu vivant est un Dieu non pas qui enferme dans la bestialité, dans une classe sociale, dans un système religieux, dans une nationalité ou dans une posture quelconque, mais qu’il est le Dieu qui libère de toutes les puissances d’oppression, de toutes les puissances de destruction, de toutes les puissances sociétales et religieuses qui empêchent l’être humain de vivre en liberté, c’est-à-dire libéré de la peur, libéré de l’égocentrisme, libéré des enfermements et des conditionnements qui empêchent la vie de circuler, qui empêchent la fraternité, la tendresse, le partage, la joie et la paix de régner, qui tentent d’empêcher Dieu d’être ce qu’il est : Etre-pour-un-autre.
Oh femme ! grande est ta foi !
Amen.